"Ce monstre que la vie a mis sur ma route a franchi le pas de ma porte il y a quelques mois : sa femme était enceinte de jumeaux, et tous deux venaient me voir pour se préparer à la naissance. Dès le premier cours, les réactions de cet homme m’ont paru étranges, sans que je me formalise, à l’époque, de cette première impression.
Qui sont nos monstres ?
Nos monstres ont plusieurs visages. Je m’en suis rendu compte en me confrontant au mari maltraitant de ma patiente, mais aussi lors de mes voyages humanitaires, et tout particulièrement lors de mon passage au Tchad, il y maintenant quelques années. De tous mes déplacements dans des zones sinistrées, mon séjour au Tchad est celui qui m’a le plus marquée. À l’époque, j’accompagnais une équipe de « chirurgiens sans frontières » en tant qu’aide opératoire, mais j’ai fini en salle d’accouchement pour participer à la formation d’infirmières en soins obstétricaux.
Là, je me suis retrouvée en salle de naissance devant de (très) jeunes mères. Elles avaient quatorze ou quinze ans, étaient tombées enceintes juste après leurs premières règles. Naïvement, j’ai demandé à la sœur italienne responsable de la maternité comment ces adolescentes pouvaient déjà attendre un bébé. Sa réponse a été un véritable choc.
Selon elle, il y avait deux situations possibles : soit, comme c’était fréquemment le cas, la petite avait été violée par un frère ou un cousin ; soit elle avait été victime de la croyance que déflorer une jeune fille lors de ses premières règles ou la pénétrer au plus jeune âge et rompre son hymen permettait de se protéger contre le sida. Imaginez mon regard sur ces enfants, enceintes ou en train d’accoucher, les yeux hagards, ignorant ce qu’elles allaient devenir après l’enfantement. J’étais d’autant plus triste que je savais que, considérées comme impures, elles resteraient seules avec leur bébé sans possibilité de trouver un mari, même si heureusement le sens de la famille en Afrique n’est pas celui des Européens. Au moins, elles ne se retrouveraient pas isolées.
Alors que j’étais là pour les aider, ce sont finalement mes consœurs tchadiennes qui m’ont apportée leur réconfort. Elles se voulaient rassurantes : de plus en plus de mères donnaient une éducation à leurs filles, et les jeunes femmes étaient mises en garde à l’école contre les violences sexuelles, qu’elles savaient désormais interdites par la loi. Les instituteurs, puis les professeurs, leur apprenaient, par la connaissance du corps, le respect qu’elles devaient avoir pour elles-mêmes, et ils les enjoignaient à ne jamais accepter un acte de violence sur un corps sacré. Les traditions, en ne détruisant plus le corps de la femme à tout jamais, redevenaient ainsi porteuses de bonheur. D’ailleurs, les sages-femmes elles-mêmes souhaitaient avoir des filles pour qu’elles soient dignes et fières comme elles. Je suis repartie avec une note d’espoir : « Notre monde d’Afrique noire changera, ne t’inquiète pas, Véronique ! »
Certaines d’entre nous ont la chance de traverser la vie en paix, sans faire de mauvaises rencontres. Libres à nous alors de découvrir notre féminité et notre féminitude, cet art d’être femmes, quand nous le souhaitons, quand nous nous y sentons prêtes. Pour d’autres, la vie a malheureusement mis sur notre passage un monstre, comme ces hommes tchadiens, poussés à passer à l’acte par superstition. Le terme de monstre peut paraître exagéré, violent, mais comment les décrire autrement ? Les monstres sont ceux qui ont intenté à notre vie, d’une façon physique, verbale ou morale. Ces êtres sans cœur qui existent uniquement grâce à la souffrance qu’ils nous infligent, jusqu’à ce que nous en oubliions notre beauté, voire notre propre existence.
Ce monstre que la vie a mis sur ma route a franchi le pas de ma porte il y a quelques mois : sa femme était enceinte de jumeaux, et tous deux venaient me voir pour se préparer à la naissance. Dès le premier cours, les réactions de cet homme m’ont paru étranges, sans que je me formalise, à l’époque, de cette première impression.